67.
Après l’initiation de Paneb l’Ardent au chantier naval et le banquet qui s’ensuivit, Gaou le Précis aurait volontiers pris un peu de repos. Il se sentait souvent las, surtout après les festivités, et la femme sage l’avait déjà sauvé à deux reprises d’une congestion du foie dont les canaux s’étaient bouchés.
Mais l’apprenti avait frappé à la porte de l’atelier dès le matin suivant, avec la ferme volonté de ne plus perdre une minute, et Paï le Bon Pain, réveillé par les appels d’Ardent, avait été obligé d’aller chercher Gaou.
— Je suis prêt, affirma Paneb. Par où commence-t-on ?
— Nos secrets de métier ne sont transmis que dans notre clan de dessinateurs. Si ton comportement en est indigne ou si tes aptitudes se révèlent insuffisantes, nous t’exclurons définitivement. Avant ton arrivée parmi nous, plusieurs jeunes ont échoué, car notre tâche est très ardue. Elle exige la connaissance des hiéroglyphes, paroles des dieux, de l’art du Trait et de la science de Thot. Si tu comptais agir à ta fantaisie, quitte sur-le-champ cet atelier.
— Montre-moi le matériel dont je disposerai.
Comme si la demande de Paneb l’importunait, Gaou le Précis traîna des pieds pour ouvrir un panier rectangulaire d’où il sortit une palette de scribe, des mortiers, des pilons, des pinceaux, des brosses et un couteau.
— Cette palette devient tienne, ne la prête à personne. Dans les creux, ronds ou carrés, tu placeras les pigments dont tu auras besoin.
— Comment les prépare-t-on ?
— Nous verrons cela beaucoup plus tard. Pour le moment, tu te contenteras des pains de couleur que nous te fournirons. Tu les dilueras en utilisant le godet à eau et tu les broieras avec les mortiers et les pilons. Essayons déjà ça.
Gaou était persuadé que le jeune colosse allait gâcher plusieurs pains avant d’obtenir un résultat satisfaisant. Mais Paneb l’Ardent ne se précipita pas ; il évalua la contenance du godet, tâta le pain de couleur rouge pour vérifier qu’il était bien friable, le dilua avec la juste quantité d’eau et mania le pilon avec la force souhaitable.
Gaou se garda de manifester son étonnement et il reprit son cours sur le même ton glacial.
— Tu te muniras de tessons ou de coquilles pour préparer les teintes ou les mélanger et tu étaleras les couleurs de manière uniforme, sans aucune ombre. Pinceaux et brosses ne sont pas faciles à manier, et la plupart se découragent.
La variété proposée émerveillait Paneb. Il y avait des roseaux très fins dont l’extrémité avait été dégarnie et fendue, d’autres plus épais, une grande brosse en fibres de palmier repliées et ligaturées, une en nervures de palmes écrasées à une extrémité et aux fibres séparées pour former des poils assez longs, une très allongée et étroite, une plus large, des spatules... Avec autant de diamètres et de pointes différentes, on devait pouvoir dessiner l’univers et ses secrets !
Cette fois, ce n’était plus un rêve, Paneb avait devant lui les outils qu’il espérait et il les manipula l’un après l’autre avec tendresse et respect. Au bord des larmes, l’Ardent vivait un bonheur dont il avait pressenti l’intensité.
Ce fut la voix éraillée de Gaou qui l’arracha à son extase.
— Ramasse ton matériel et suis Paï le Bon Pain. Il t’emmènera sur ton premier chantier.
Encore sous le choc, Paneb suivit le dessinateur mal réveillé.
— J’ai un peu abusé de la bière de Pharaon, avoua Paï.
— Où allons-nous ?
— Comme tes premiers essais seront forcément médiocres et comme Gaou déteste voir gâchée une surface bien préparée, il a choisi un terrain d’expérience qui ne pénalisera que toi : ta propre maison.
Ce ne fut pas sans fierté que Paneb disposa ses brosses et ses pinceaux sur une table basse, dans la première pièce de sa demeure, sous le regard inquiet d’Ouâbet la Pure.
— Est-ce bien nécessaire d’imaginer je ne sais quel décor ? Cette austérité me convient et...
— J’apprends mon métier, trancha Paneb.
— Quelles couleurs désires-tu ? demanda Paï le Bon Pain.
— Du rouge, du jaune et du vert. Je vais les étaler en longues bandes horizontales et superposées.
— Es-tu certain que ton mur est bien préparé ?
— Aucun doute, c’est moi qui m’en suis occupé ! J’ai bouché les trous avec de l’argile que j’ai rendue résistante en la malaxant avec de la paille hachée, puis j’ai enduit avec du plâtre à base de chaux.
Paï sembla sceptique.
— Comme il ne s’agit que d’une maison, l’erreur que tu as commise n’est pas grave... Mais elle serait inacceptable dans un temple ou une demeure d’éternité.
— Quelle est cette erreur ?
— Ta surface est morte.
— Morte... Que veux-tu dire ?
— Elle est trop lisse, donc elle manque de vie. Toute paroi doit être légèrement ondulée pour illustrer et enregistrer les vibrations qui traversent sans cesse l’espace. Symétrie absolue et rigidité sont d’autres formes de mort que ta main doit vaincre.
Paneb contempla son mur d’un autre œil. Il se doutait bien qu’il avait mille choses à apprendre, mais son initiation au chantier naval lui ouvrait vraiment les portes d’un autre monde où tout avait un sens.
Le néophyte prépara ses couleurs et, d’instinct, traça de larges bandes sur les soubassements.
La sûreté d’exécution de Paneb stupéfia Paï le Bon Pain qui se garda bien de lui faire part de sa surprise. Le jeune dessinateur avait choisi le bon pinceau, et son horizontale bougeait à peine. Même Ouâbet la Pure fut fascinée et elle regarda travailler son mari qui prenait avec l’extrémité des fibres l’exacte quantité de peinture nécessaire et parvenait à faire chanter un mur jusque-là inerte. Puis il utilisa une brosse pour terminer une bande verte et il s’arrêta au tiers de la surface à décorer.
— Après, estima-t-il, ce serait trop chargé. Qu’en penses-tu, Paï ?
— Il existe une technique précise pour tracer des registres.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas apprise ?
— Je voulais m’assurer que tu serais capable de l’assimiler.
— Alors ?
— Il faudra d’autres essais...
Paneb comprit que son chemin serait parsemé de pièges et de leurres, mais il n’en avait cure et il continuerait à foncer droit devant lui. Puisqu’on lui donnait des outils, il n’était plus démuni ; avec de tels alliés, il ne craignait personne.
— Désires-tu t’essayer à quelques formes géométriques ? proposa Paï.
— Montre-moi !
Le dessinateur monta sur un solide tabouret à trois pieds et, avec un pinceau très fin, esquissa une gerbe de roseaux au sommet du mur.
— Ce signe assure la protection magique de la paroi, précisa-t-il, mais il en faut une frise, et ce n’est pas facile à réaliser.
Paneb essaya aussitôt de reproduire le modèle, et sa tentative ne manqua pas d’habileté. Elle comportait quelques imperfections dans le tracé des courbes que Paï corrigea sans mot dire. L’Ardent observa et ne répéta pas les mêmes erreurs.
— Qu’est-ce qui convient à une maison ? demanda-t-il à son professeur.
— Des motifs floraux et géométriques qui évoquent la joie tranquille d’un foyer et la bonne régulation du quotidien.
Dans l’esprit de Paneb, mille figures se bousculaient. Il les avait déjà transcrites dans le sable ou sur des tessons de calcaire, mais elles n’avaient pas réellement pris vie.
— M’accorderas-tu une faveur, Paï ? Le dessinateur sembla réticent.
— Ça dépend...
— Peux-tu loger mon épouse chez toi jusqu’à demain matin ? Je dois essayer de décorer cette demeure et j’ai besoin d’être seul.
— Mais... il te faudra plusieurs semaines !
— J’aimerais préparer un plan d’ensemble et solliciter ton avis.
— À ta guise... Alors, à demain.
Ouâbet la Pure n’avait guère apprécié d’être ainsi éloignée de son domicile, même pour une brève période, mais elle avait été fort bien accueillie par l’épouse de Paï le Bon Pain. Pourtant, dès le lever du soleil, elle n’eut de cesse de rentrer chez elle.
Quand Ouâbet et Paï pénétrèrent dans la maison, ce fut un éblouissement.
Paneb avait peint la frise de roseaux protecteurs au sommet de tous les murs avec une précision et une régularité surprenantes, mais il ne s’était pas arrêté là. Chaque pièce avait reçu un décor enchanteur, composé de rosettes, de fleurs de lotus stylisées, de grappes de raisin, de feuilles de vigne, de fleurs jaunes de perséa, de pavots rouge-brun, de losanges et de damiers.
Ouâbet la Pure ferma les yeux, craignant d’être la proie d’un mirage. Quand elle les rouvrit, les merveilles n’avaient pas disparu.
— J’ai la plus belle maison du village... Mais où se trouve Paneb ?
Elle courut jusqu’à la chambre et se jeta sur son mari qui venait de s’allonger après sa nuit de travail.
— C’est splendide, chéri, splendide ! Grâce à toi, nous vivrons dans un véritable palais !
Ébahi, Paï le Bon Pain cherchait en vain une critique importante à formuler. Avant même d’avoir accès à la science secrète des dessinateurs et des peintres, Paneb avait réalisé une sorte de chef-d’œuvre. De manière innée, il avait le sens des proportions et des couleurs.
Si le destin ou la vanité ne réduisaient pas ses dons à néant, Paneb l’Ardent serait l’un des plus éblouissants Serviteurs de la Place de Vérité.